25 août 2011

Sémites et Chamites, une affaire de famille


Noé, un des patriarches de la bible avait trois fils qu’il sauva dans son arche lors du déluge. Ces trois enfants ont – d’après le récit biblique – donné naissance aux trois « races » alors connues à cette époque. Les descendants de Sem allaient devenir les Asiatiques, les descendants de Cham devenir les Africains alors que ceux de Japhet étaient les Européens.

Cette classification biblique allait marquer les monothéistes et notamment les chrétiens et jusqu’aux scientifiques qui s’en servirent autant pour décrire les peuples que pour les classer. Ainsi l’ethnologie naissante et raciste au service de gouvernements expansionnistes justifia l’esclavage puis la colonisation des Noirs par la malédiction biblique d’asservissement de Sem sur la descendance de son frère Cham. C’était encore au XXème siècle la position de l’État sud-africain sur sa politique d’apartheid.

Les linguistes, découvrant la classification des langues en famille, reprirent l’idée biblique et donnèrent à une des familles le nom de sémitique, à un autre le nom de chamitique. Elles devaient se retrouver ensemble dans la superfamille chamito-sémitique renommée plus tard afro-asiatique. Les peuples que la bible classait comme sémitiques parlaient des langues qui, dans leur majorité, correspondent au classement linguistique actuel si on y ajoute le cananéen et l’amorite et qu’on y soustrait l’élamite. Les principales langues sémitiques actuelles sont l’hébreu, l’arabe, le maltais, l’amharique et le tigrinya. A cette liste viennent s’ajouter des langues qui ne sont plus parlées telles l’akkadien ou le phénicien et d’autres qui ne sont plus parlées que par quelques centaines de milliers de personnes : l’araméen ou le mehri.

Le nom de Sem provient du grec Σημ Sem qui avait altéré l’hébreu שם /šem/ qui signifie « nom » ou « renommée ». Le nom de son frère Cham provient de l’hébreu חם /ẖam/ « chaud » issu de la même origine sémitique (*/ḥum/) que l’arabe حمّ /amm/ « chauffer ». C’est un mot que l’on retrouve dans le mot hammam حمّام /ammām/ « bain » ou dans le nom de la ville de Hammamet (الحمامات /al-amāmāt/) « les bains ». On trouve même un patronyme : Hammami. Du mot araméen voisin תמּח /ẖammath/ « bain chaud » et après avoir transité par le grec ΄Εμμαούς emmaous provient le nom de la ville jordanienne d’Emmaüs.

D’après la bible, Cham eut un fils qui reçut le nom de Mitsraïm que plusieurs langues utilisent pour nommer l’Egypte. C’est par exemple le cas de l’arabe مصر /miṣr/, de l’hébreuמצרים /mitsaym/, du hindi मिस्र /misr/ ou du grec Μισίρι misiri qui l'utilise pour nommer la ville du Caire.



Phénix, pourpre et Phéniciens

Canaan était le nom de l’antique région qui recouvre l’actuel littoral qui va du Liban à la bande Gaza. L’ancien testament fait provenir ce nom de celui de כנען /kena’an/ « Canaan », un des fils de Cham et c’est de cette région prospère que proviennent les Phéniciens. Eux-mêmes donnaient à leur langue le nom de /kana'nīm/ « cananéen », une langue sémitique qui constitue dans son ensemble le substrat de ce qui allait devenir l’arabe. Les Libanais d’aujourd’hui en sont les descendants. Des villes maritimes de Tyr, Sidon ou Byblos sont partis les Phéniciens qui allaient fonder dans toute la Méditerranée des colonies telles que Carthage, Cadix, ou Malaga. La culture et la langue des Phéniciens allaient persister longtemps après la chute de la civilisation de Canaan et laisser des traces profondes dans l’Occident naissant.
Les Phéniciens se donnaient le nom de /bani kan'an/ « fils de Canaan » et ce sont les Grecs qui leur donnèrent l’exonyme de Phéniciens. Il provient du mot Φοινίκη Phoiniké lui-même emprunté à l’ancien égyptien fnkhw « Syriens ». A cause de sa proximité phonétique, les Grecs ont ensuite rapproché le mot Phoiniké d’un autre mot grec φονιξ phoînix « phénix ». Le phénix était un oiseau fabuleux qui avait la propriété de pouvoir renaître des cendres issues de la combustion de son corps. Mais le mot grec avait précédemment été emprunté au verbe égyptien wbn « se lever (parlant du soleil), briller » duquel provient le mot ou bnw qui désigne le bénou, l’oiseau mythique égyptien à l’origine du phénix grec.
Néanmoins, le mot φονιξ phoînix avant de désigner l’oiseau servait déjà à nommer la pourpre, la couleur produite par un petit coquillage (Murex brandaris). La pourpre jouait un rôle important dans la civilisation méditerranéenne de l’époque et ce sont les Phéniciens qui avaient découvert le procédé de fabrication perdu et jamais retrouvé depuis. Le mot pourpre lui-même nous provient de l’autre mot grec qui le désigne πορφύρα porphura duquel nous avons aussi tiré l’adjectif purpurin. D’un coquillage du même genre (Murex trunculus), les Phéniciens tiraient une autre teinte bleue pourpre et il est intéressant de noter que le nom Canaan provient certainement de l’akkadien /kinahhu/ qui signifie « coquillage à la parure bleue ».
Les Phéniciens qui contrôlaient une grande part du commerce maritime méditerranéen se trouvèrent rapidement en concurrence avec la puissance romaine. Ce sont ces Romains qui ont déformé leur nom grec en le latinisant sous la forme pūnicus duquel le français a tiré le mot punique principalement utilisé comme adjectif notamment pour désigner par le terme « guerres puniques » les affrontement successifs qui se produirent entre Romains et Phéniciens.
On rattache parfois à l’adjectif « phénicien » le mot ⵜⵉⴼⵉⵏⴰⵖ /tīfīnaġ/ tifinagh qui est le nom de l’alphabet qui sert à noter certaines langues berbères et notamment celle des Touaregs, le tamasheq. On peut retrancher du mot tifinagh, féminin pluriel du mot /tafīneqq/ la première syllabe (/tī/) pour voir apparaître une altération du mot phénicien (/fīnaġ/) souligne l’origine orientale de cette graphie. C’est d’ailleurs une lettre tifinagh, la lettre /z/ qui symbolise actuellement l’identité berbère.

Cheb Hasni le Chebab


En ces temps de révolution dans le monde musulman, on entend dans les médias fuser le mot chebab utilisé de la même façon aussi bien pour désigner les « bons » opposants libyens ou yéménites que les « mauvais » somaliens. Plus précisément, le حركة الشباب المجاهدين /Harakat ash-shabāb al-mujahidīn/ est un groupe islamiste somalien proche d’Al-Qaïda dont le nom signifie « mouvement de la jeunesse pour l’effort (djihad) ». Ces Chebab ou Shebab sont impliqués dans la gestion déplorable de la crise alimentaire qui touche en ce moment la Corne de l’Afrique. Le mot arabe شباب /shabāb/ signifie donc « jeunesse » et on le retrouve dans le nom que ce s’est donné le Libyan Youth Movement « le mouvement des jeunes libyens », en arabe ليبيا شباب « jeunesse de Libye ».

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/9/94/ShababLogo.png Le Chebab somalien Chebab libyen

Le mot arabe شباب /shabāb/ provient de la racine شبّ /shabb/ « devenir jeune homme » qui signifie aussi « s’allumer, se déclarer (incendie) » ce qui permet un jeu de mot en arabe entre la notion de jeunesse et celle de révolution...
Par ailleurs, de la même racine dérive le mot شابّ /shabb/ « jeune » que l’on trouve comme épithète du nom de certains chanteurs (Cheb Khaled, Cheb Hasni…).
On trouve aussi des patronymes Chebab, Chabbi, Chebib, tous issus de cette idée de jeunesse et شباب /shabāb/ lui-même est le nom de plusieurs clubs de football du Proche-Orient.

18 août 2011

Fardeau en hardes et harde en ourdou

Le mot maghrébin فردة /fardat/ désigne « une partie de la charge d’une bête de somme (chameau)» et il semble bien être l’étymon du français farde « charge, bagage » d’où provient le mot fardeau. Le mot arabe dérive de la racine فرد /fard/ « unité, seul » d’où provient aussi le prénom فريد Farid et son féminin Farida. Le provençal farda ou fardel a servi d’intermédiaire entre le l’arabe et le français et c’est lui qui a donné les patronymes Fardel et Fardin qui désignaient des porte-faix. C’est encore ce mot provençal qui à travers la prononciation gasconne ou béarnaise de farde /hard/ a donné le mot hardes, suivant un glissement de sens : fardeau → ballot → vêtement.
Ce mot hardes est à ne pas confondre avec son homonyme harde qui lui est d’origine indo-européenne, le francique (germanique) /*herda/ signifiant « troupeau » (cf. anglais herd).
Une confusion courante consiste à dire harde là où on veut dire horde. Ainsi la harde de cerf est parfois poursuivie par une horde de loups et vice-versa. Cette proximité phonétique est pourtant abusive, le mot horde provenant d’un mot ouralo-altaïque que l’on retrouve aussi bien dans le turc ordu « armée, camp militaire » que dans le mongol orda de même sens. La horde désignait la tente qui servait de centre de commandement ou de palais chez les populations nomades turco-mongoles du 13èmes siècle en Asie centrale. Par extension, horde signifie « tribu nomade » mais a pris un caractère péjoratif dans les langues des peuples victimes de leurs invasions. On trouve la trace du mot dans le nom de la ville d’Ordos, en Mongolie intérieure en Chine. De ces hordes souvent qualifiées de sauvages, nous avons retenu le nom de la Horde d’Or (Altın Ordu en turc (voir laiton°)) et celui de la Horde Rouge comme on en trouve la trace dans le nom turc de la ville kazakhe Қызыл-Орда Kzyl-Orda « horde rouge ». On parlait de nombreuses langues dans ces hordes, la plupart étaient des langues turco-mongoles mais ces envahisseurs ont parfois adopté les langues de leurs sujets. Ça a par exemple été le cas de l’ourdou, langue indo-iranienne qu’ils avaient nommé معلى إردو زبان /zaban ordu mucalla/ littéralement « langue du camp exalté ».

17 août 2011

Galerie de Galilée


De la racine sémitique /*gll/ ou /*gol/ « rouler » proviennent plusieurs mots et notamment le nom de la Galilée, une région du nord d’Israël. En hébreu, le mot גליל /galil/ signifie « canton » sur la même idée de rondeur que notre mot arrondissement. C’est dans cette région palestinienne que selon les Évangiles Jésus a passé l’essentiel de sa vie avant de mourir crucifié dans un lieu nommé Golgotha. Le nom de cet endroit provient d’un mot araméen /gulguta/ voisin de l’hébreu גלגלת /gulgoleth/ « crâne » issu comme le mot Galilée de cette racine qui porte un sens de rotondité. Ce mot Golgotha a été repris par le latin qui l’a littéralement traduit en calvarie locus « lieu du crâne » qui nous a donné le mot calvaire.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cc/Galileo.arp.300pix.jpgLe mot Galilée est parvenu jusqu’en Occident à travers le latin médiéval galiléa « Galilée » qui désignait un long portique devant les monastères ou les églises d’Europe. L’italien a repris le mot en l’altérant sous la forme galleria finalisé dans le français galerie. L’ironie de l’histoire a voulu que l’astronome italien Galilée (Galileo Galilei) porte un nom et un prénom issus de cette racine sémitique « rouler, tourner » alors que l’Église s’est violemment opposée à sa théorie du mouvement de la Terre. On possède aujourd’hui en français un même adjectif « galiléen » qui fait aussi bien référence à la personne de Jésus qu’aux travaux de Galilée.

    
Cinq livres très importants du judaïsme sont réunis sous le nom de מגילות /megilloth/, pluriel du mot hébreu מגילה /megillah/ « rouleau ». Ces textes sont compilés sur de longues bandes de papier horizontales conservées dans des rouleaux métalliques que le rabbin écarte pour pouvoir lire le texte.


11 août 2011

Kébabs et méchouis

Depuis quelques années, on a vu prospérer dans les villes de France une forme de restauration exploitée par des gens d’origine turque, arménienne ou grecque. Dans ces petits restaurants sont vendus des sandwichs carnés appelés kébabs ou shawarmas. Même si dans la langue turque actuelle le mot kebab signifie « viande (rôtie)» (kebap pour le sandwich lui-même), il trouve son origine dans l’arabe کباب /kabāb/ qui désigne aussi bien une « brochette de viande » qu’une « boulette ». Il est, comme le mot كبابة /kabābat/ « cubèbe, (Piper cubeba) » tiré de la racine كب /kabba/ « mettre en pelote » et voisin du mot kubbé, un plat arabe et plus spécialement libanais dont le nom كبة /kubbat/ signifie aussi « bobine de fil, pelote de laine ». La racine sémitique /*kab/ « rôtir » a donné le babylonien /kabābu/ « rôti » d’où provient certainement l’arabe /kabāb/.

sémitique /*kab/ « rôtir »

babylonien /kabābu/ arabe كب /kabba/

arabe کباب /kabāb/ arabe كبابة /kabābat/

kebab cubèbe, kubbé


En turc, le kubbé est connu sous le nom de içli köfte /ičli kœfte/ dans lequel le mot köfte « kefta, boulette » est emprunté au persan كوفته /kofteh/. Le mot persan lui-même provient de l’arabe كفتة /kufta/ dérivé de la racine كفت /kafata/ « ramasser ». Le mot kefta n’est en rien apparenté au mot caftan. Ce mot désigne un vêtement long qui prend des formes très différentes suivant les régions. C’est un mot persan خفتان /ẖaftan/ passé au turc kaftan üstlük « robe » puis à l’arabe قفطان /qufṭān/. On en trouve la trace jusque dans le russe кафтан /kaftan/.

La kefta est un mélange de viande hachée et de céréales telles que la semoule ou le boulgour qui est lui un mot turc (bulgur) emprunté au persan برغول /barġol/ ou بلغول /balġul/. Il est la base du taboulé moyen-oriental assez différent de celui que l’on prépare en France. Le mot taboulé est un mot arabe تبولة /tabūlat/ qui provient de la racine تابل /tābil/ « assaisonnement, épice ».

Il existe une grande variété de kébabs mais les plus courants en Occident sont les doners kébabs et les chiches-kebabs. Le döner « tournant » turc est l’équivalent du grec γύρος gyros et de son autre nom le shawarma qui est l’adaptation arabe شاورما /šāwārmā/ du turc çevirme /čevirme/ qui signifie « tourner ». Le mot şiş /šiš/ du chiche-kebab provient du turc /šiš/ « (à la) broche, brochette ».

La cuisson à la broche est un mode de cuisson que l’on retrouve jusque dans le satay indonésien ou malais sate. On a proposé une origine chinoise à ce mot et plus précisément le binôme 三叠 () du dialecte amoy /sate/ « trois empilées » (mandarin sān dié) mais ce n’est qu’une hypothèse.

Du Maghreb nous provient une technique de grillade que les Arabes nomment مشوي /mašūyy/ « rôti, grillé », mot que les Français ont repris sous la forme méchoui. Le patronyme Chaouat en dérive certainement dans le sens de « celui qui fait griller la viande ».

Le barbecue qui n’est qu’un méchoui en modèle réduit est un mot qui peut trouver son origine, comme son voisin barbaque, soit dans le roumain berbec « mouton » soit dans le mot taino des Antilles barbacoa « support pour grillade ».

8 août 2011

Le khôl de Frida Kahlo



La racine arabe كحل /kaḥḥala/ « se farder les yeux », de la même origine que l’hébreu כחל /kaẖal/ « se peindre les yeux » a donné le mot كحل /kuḥl/ « khôl, antimoine », une poudre avec laquelle les Orientaux aiment se noircir le regard.

Jusqu’au 16ème siècle, le français kohl précédé de l’article arabe /al/ « le » a été utilisé sous la forme alcohol autant pour désigner ce collyre que le résultat de la sublimation du vin. Ce n’est qu’au début du 19ème que le mot alcool s’imposa tant dans le domaine des spiritueux que dans celui de la chimie. En arabe moderne, le mot الكُحْل /al-kuḥl/ signifie toujours « khôl » alors que le mot الكُحول /al-kuḥūl/ signifie « alcool (chimie) ».

Par extension, le mot كحل /kuḥl/ est devenu un synonyme de « noir » et l’hébreu moderne a emprunté le mot כחול /kaḥol/ « bleu » à l’arabe أزرق كحليّ /āzraq kuḥlyy/ « bleu marine (bleu-noir)». Ce mot hébreu est à l’origine du nom de famille de Frida Kahlo, célèbre peintre mexicaine dont le père était d’origine juif allemande. Dans le monde arabophone, c’est le patronyme Kahlouche que l’on trouve dérivé de arabe /kuḥl/ « noir ».

Le khôl est composé d’antimoine, un métalloïde dont le nom arabe الاثميد /al-iθmīd/ provient du grec στιβι stibi ou στιμμι stimmi, lui-même emprunté au copte stem, le nom d’un cosmétique de l’époque pharaonique.